Les derniers jours de cours approchent...
Comme chaque année, quand je le peux, j'aime mettre un point final à mes cours avec une séquence sur l'univers théâtral. Comme chaque année, je vois ces trolls autrement. Je travaille autrement. Vraiment.
Je ressors épuisée de ces journées de répétitions, bruyantes et animées moi qui ne supporte pas le moindre bruit quand je travaille en classe. Mais curieusement, si cette animation me fatigue, elle me ravit pour mille raisons...
Pour Younes, si peu à l'aise avec les mots et la langue, qui me fascine par ses prouesses d'acteur. Il joue sa scène et me bouleverse. Je reste sans voix face à ce petit bonhomme qui disparaît pour incarner son rôle à la perfection, lui qui peine tant à écrire une phrase correctement. Une hésitation ? Peu importe, il me jette un coup d'oeil et prend mon sourire pour un encouragement. Le souffleur joue son rôle. Younes croule sous les applaudissements et ses camarades, aussi bluffés que moi me regardent à leur tour : "Madame, c'était trop bien ce qu'il a fait !" Et comme c'est beau de le voir, sa fierté toute contenue, face à ce succès mérité.
Pour Christopher et Dylan en grande difficulté. Christopher ne peut écrire plus de cinq lignes dans l'heure et bégaie de temps à autre quand les mots ne viennent pas. Dylan est suivi pour une dyslexie qui rend vite insurmontable le travail à accomplir avec lui. Et pourtant. Face à face, ils jouent, se disputent fidèles aux personnages qu'ils incarnent. A ce moment-là, leurs lacunes s'effacent et je les sens bien, loin des tourmentes de la feuille et des idées à mettre par écrit. Ce jour-là, les mots ne les effrayaient pas, bien au contraire. Ils les clament haut et fort et jouent avec eux.
Pour Melvin. Ce troll qui arrive un matin avec deux grandes plaques qui sentent encore la peinture fraîche. "C'est mon beau-père qui a fait ça avec moi. J'ai dû lui expliquer le livre madame. Il a même pris sa matinée pour m'amener au collège. J'étais trop impatient de vous les montrer. Et même que les autres, ils peuvent les utiliser aussi pour leur scène". Melvin a une moyenne qui fait aïe. Mais aujourd'hui peu importe. Je le vois investi comme jamais et le voir ainsi me suffit. La réussite a aussi cette saveur là: celle qui ne se "chiffre" pas ou ne s'évalue pas d'un vif trait de stylo rouge.
Pour Elise, dans sa tenue de garçonne, le béret qui trône sur sa chevelure rousse. Elle est magnifique et n'en a sûrement pas encore vraiment conscience. Elle est drôle et son petit groupe a été exceptionnel. Ce sont de très bonnes élèves, ça paraît presque normal qu'elles fassent ça. Mais je le vois à leurs mains qui tremblent un peu et à ces voix hésitantes lorsqu'elles se lancent, que jouer devant les autres, c'est aussi se faire violence. Et comme le résultat en vaut la peine !
Pour Arthur et Camille qui eux aussi ont tant besoin d'être "canalisés". Quand on déborde comme eux d'enthousiasme, quel meilleur exercice que le théâtre ?
Pour Nisrine qui voulait impérativement jouer avant de partir au Maroc pour l'été. "Vous m'enverrez les photos madame ? Promis ?" De jolis clichés l'attendent ce soir dans sa boîte mail.
Pour Chloé & Julie, qui refusaient presque catégoriquement de faire du théâtre. "Ah non madame, moi je me la joue pas devant tous les autres hein ! Y a pas moyen !" Comme elles étaient étonnantes devant leurs camarades, sans rougir des perruques et des costumes choisis pour leur représentation, elles qui ne prévoyaient même pas de mettre un orteil sur "le devant de la scène"...
"Ecrivez Jacquinot, écrivez !"
Pour les si timides Corentine et Enora qui ont trouvé en elles les ressources pour être sous les feux des projecteurs. Le papa d'Enora avait même prêté deux paires de sabots en bois bien trop grands. "Ouais mais ça claque madame quand même !" Indéniablement. Moi, tout ça m'en met une belle de claque.
En début d'année, j'avais écrit cet article (clic). Un lecteur cynique qui avait du temps à perdre m'avait laissé un commentaire en m'indiquant que ce genre d'article n'avait peut-être d'intérêt que pour l'INSEE. (Notez l'humour à vous en décrocher la mâchoire) Et pourtant...
En septembre, ils n'étaient bel et bien que des noms sur une liste. Quelques mois plus tard, à l'heure de les quitter et de leur dire au revoir, ils sont des visages, des coups de gueule, des échecs, de belles surprises, des mystères, des sourires, des regards en l'air parce qu'ils n'apprécient pas nos remarques, des voix qui bougonnent, des éclats de rire, des petites perles lancées ici et là. Ils sont presque une année de ma vie de prof, et bien plus encore.
Alors oui, ces derniers soirs, je rentre épuisée, inévitablement. Mais émue et touchée par leurs efforts et leurs mots.
Oui, l'année fut belle mes chers trolls. L'année fut charmante, frustrante, décevante, enrichissante, éreintante, entraînante, surprenante en votre compagnie. Pour rien au monde, je ne céderai ma place tant j'aime ce que je fais et ce qu'ils m'apportent.
Le beau et précieux trésor...
Les doux présents et les jolis mots... ♥